Te souviens-tu avoir mangé pendant tes
accouchements Madeleine?
Moi, si. Des hamburgers entre autre. Pendant la
naissance d’Ulysse, mon chum était parti à l’épicerie acheter tout ce qu’il
faut pour des cheeseburgers de l’enfer. C’était la fin de l’été. Il avait
cuisiné comme un fou et nous avait servi des burgers gros comme ça.
Toute une différence avec les
maigres noix qu’on mangeait en cachette pendant que je démoulais Éloi. À l’hôpital, c’était interdit d’avoir de la
nourriture. En nous surprenant la bouche pleine, une infirmière nous avait rappelé le règlement mais avait ajouté qu’elle ne dirait rien.
Pour Albert, c’était un lait frappé aux bleuets
que mon chum m’avait servi tôt le matin. J’étais dans le bain pour adoucir
l’effet des contractions. Un lait doux et moelleux, comme cette journée lourde
de printemps.
Quand Blanche est née,
c’est aussi dans le bain que j’avais mangé. Plus tôt cette journée là, j’avais croquée une
pomme alors que je marchais vivement au bord de l’eau au rythme de mes
contractions.
Cette fois-ci, je n’ai pas mangé. Quinze heures de contractions sans presque rien avaler. Pas faim. Sauf qu’au beau
milieu de la nuit, au plus fort du travail, j’ai bien senti que ça me prendrait un peu d'énergie. Alors j’ai demandé mon jus d’abricot.
J’avais acheté ce jus un mois avant.
Les enfants étaient bien avertis: «Que je n’en vois pas un boire ce
jus d’abricot! C’est pour l’accouchement.» que je les menaçais.
Depuis, ce jus d’abricot me
narguait bien en vue dans le garde-manger. Il me rappelait à quel point je n’en finissais plus de ne pas
accoucher. Combien de fois, fatiguée de ma grossesse interminable et devant un garde-manger presque vide, j’ai pensé ouvrir le putain de jus et le servir en
guise de petit spécial? Ça leur aurait fait toute une joie non, un jus
d’abricot avec leurs sandwichs au beurre de pinotes?
Je me suis essayée mais un de mes grands m’a
lancé, solennel: «Non maman. C’est pour l’accouchement.»
Alors quand est venu le temps, je n’allais certainement pas oublier le jus d’abricot.
J’en ai bu quelques gorgées puis je
suis allée à la toilette perdre mes eaux. Ensuite, au moment de la poussée, l’accouchement est devenu difficile.
Ce
bébé, il a eu besoin d’une heure et demie de poussées pour sortir.
Quand c’est ton cinquième accouchement et que tu
pousses pendant une heure et demie, t’as le temps en masse de penser à des tas
d’affaires. La naissance une bulle hors du temps du cerveau reptilien? Boulechite. Y’a moyen
de se faire aller le néocortex en accouchant, believe me : « Comment
se fait-il que ce bébé ne sort pas? Pourquoi je n’arrive pas encore à toucher
sa tête? Du méconium dans le liquide amniotique? Ok, la pompe pour
l’aspirer est dans mon tiroir, si on en a besoin. Rentre ta main et dis-moi s’il
avance au moins quand ça pousse, mer-de! »
C’est long une heure et demie.
Surtout que pendant de grands bouts, entre
les poussées, il ne se passe pas grand chose à vrai dire. On discute, on
n’en revient pas, on ajuste notre stratégie, on garde le silence, parfois. Et
puis ça repart et t’as l’impression d’un ouragan qui t'écrase au sol.
Sauf que pendant l’ouragan, je m'accrochais à une seule chose. Ce verre de jus d’abricot qu’on avait posé à côté du lit. On me le présentait entre chaque poussée. On y avait mis une paille dedans et c’était pratique. En pleine tourmente, je me disais que si j'arrivais à traverser cette puissance, de l'autre côté, il y aurait du jus d'abricot.
Gorgée par gorgée, j'ai fini par faire naître mon petit.
En tout cas.
Voici Philémon, propulsé au jus d’abricot.