Voilà tout ce qui reste de confiture dans ma réserve. Et des petits pots, il ne s'en ajoutera plus.
Madame J., ma voisine aux confitures, vit maintenant dans une maison de vieux.
Je me doutais bien que ça arriverait bientôt. Madame J. avait de plus en plus de mal. Elle ne parlait plus du tout depuis un bout. Mais en plus, elle me semblait totalement dépourvue de son énergie légendaire. Plus que l'ombre d'elle même.
Et il y a aussi madame J., sa fille, qui habite le rez-de-chaussée, qui semblait avoir de moins en moins de patience. Je les avais vues un jour sur le perron. Madame J., la fille, avec un ton poli, mais un rien exaspéré, montrait à sa mère comment déverrouiller la porte d'entrée. Je pensais qu'elles s'étaient embarrées à l'extérieur.
"Ça va Madame J.? avais-je demandé. Avez-vous besoin d'aide?"
"Non, non, avait répondu la fille, avec un sourire gêné. C'est ma mère qui n'a pu ouvrir la porte l'autre jour, alors je lui montre comment..."
Madame J., la fille, quelque 65 années, toujours tirée à quatre épingles, avec son impeccable accent français, je la trouvais fatiguée ces derniers temps. Seule aussi. Elle, pourtant si réservée, me parlait de plus en plus souvent. Parfois, j'avais même l'impression qu'elle se trouvait des prétextes.
"J'ai des livres pour les enfants!" était-elle venu me dire un jour. Et elle avait apporté aux enfants de vieux livres à colorier dont, franchement, je me serais passé. Et puis, elle en avait profité pour discuter un peu. Comme chaque fois, elle m'avait parlé de sa mère et de son mari lui aussi malade. Et je l'avais écouté avec intérêt. Avec beaucoup d'empathie. Sans prendre pitié, quand même. Parce que la pitié, personne n'en veut. En tout cas, madame J., la fille, je suis certaine qu'elle n'en aurait jamais voulu.
Aidante naturelle. Voilà ce qu'elle était devenue. Oh! elle le faisait avec devoir, avec courage, avec dévouement, mais avec fatigue aussi. Et avec un rien de déception.
"Vous partez en voyage? Comme c'est bien!" avait-elle dit alors qu'on partait en Gaspésie. "J'aimerais encore beaucoup voyager, mais vous savez... ma mère... et puis, mon mari..."
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"Comment va votre mère?" ai-je demandé à madame J., la fille, il y a quelques jours. Je savais déjà qu'elle n'habitait plus là. Même à Montréal, tout finit par se savoir entre voisins.
"Et bien... elle va mieux!" m'a dit-elle dit avec un sourire." Quand elle habitait en haut, elle ne mangeait plus, ne sortait plus, elle était de plus en plus déprimée. Mais là... elle va mieux. Il y a des gens qui s'occupent d'elle. Elle ne parle plus, vous le savez, mais au moins, elle peut échanger un peu. Elle a de la compagnie. Oui, elle va mieux."
Madame J., la fille, me semblait elle aussi aller mieux. Quelque chose dans l'élan de sa démarche. Je lui ai dit d'ailleurs. Que je m'inquiétais un peu pour elle. Qu'elle avait l'air si fatiguée dernièrement.
On a beau dire ce qu'on veut Annie sur les maisons de vieux. Je sais que ce n'est pas toujours le paradis. N'empêche. Parfois, il n'y a vraiment pas d'autres solutions. On peut bien sûr essayer de faire autrement, mais parfois ça ne fonctionne pas. Ni pour celui qui est aidée, ni pour celui qui aide.
"Vous savez, m'a-t-elle dit, mon fils va acheter la moitié du duplex. Alors je vais aller habiter dans le logement de ma mère. Mais je fais tout rénover d'abord. Je veux un solarium qui donne dans la cuisine. Et une nouvelle cuisine. Oui, une cuisine à mon goût. Alors, avec les enfants de mon fils et les vôtres, il y aura six enfants qui se partageront l'allée. De la vie. Il y aura beaucoup de vie."
Ça m'a fait sourire, quand même. Madame J. prendra maintenant la place de sa mère. Et tout rentrera dans l'ordre. L'ordre du temps.
Oui, enfin...
Sauf pour ma confiture.