Je n’étais pas préoccupée par la quantité. Je ne tenais pas à ce que mes enfants mangent beaucoup. Je comprenais très bien qu’il puisse survivre un jour ou deux en mangeant peu. Je ne me préoccupais pas non plus de leur état nutritionnel : je n’avais pas de crainte pour leur taux de fer, ou de calcium, ou de vitamine D, etc. Non. Ce qui m’agaçait était ce refus de manger autre chose que ce qu’ils aimaient le plus. Le refus de goûter, d’essayer de nouvelles choses. Et, malgré tous mes efforts pour ne pas en être offusquée, je voyais dans ces caprices un manque de respect envers moi.
Mon homme et moi avons donc décidé de changer notre stratégie. Nous avons décidé que les enfants devaient finir leur assiette. Une assiette minuscule. L’équivalent d’environ 5 bouchées. À défaut de tout manger, ils ne pouvaient sortir de table ou encore étaient privés de dessert. Les premiers mois ont été houleux mais je me suis rapidement rendue compte qu’il y avait plusieurs catégories d’aliments : les préférés, les neutres, ceux qu’ils n’aimaient pas vraiment et ceux qui leur donnaient envie de vomir. Petit à petit, nous avons fait des progrès. Enfants et parents ont fait des compromis et nous sommes arrivés à un terrain d’entente.
J’ai longtemps douté de mes démarches. À vrai dire, si mon homme n’avait pas été plus têtu que moi, j’aurais lâché. N’allais-je pas contre tous les préceptes des plus grands spécialistes de la nutrition? Un jour, ma tante, mère de cinq enfants, m’a dit : « C’est quand même pas comme si tu leur donnais des choses dégoutantes à manger. Manger ses patates, ça n’est pas vraiment de la torture. »
Moi qui voulais à tout prix éviter de faire la guerre aux aliments, j’ai bien dû constater que de combattre les caprices a été très bénéfique pour notre famille. L’harmonie est de retour à notre table. Ah, bien sûr, ils préfèrent encore plus que tout manger des pâtes au beurre, mais acceptent volontiers maintenant d’en manger une première assiettée obligatoire avec de la sauce.
Non. Je n’ai jamais voulu partir en guerre.
N’empêche.
Quand je vois mes enfants manger des croquettes de tofu sans se plaindre, redemander du curry de poulet, quand je vois mon fils goûter pour la première fois une courgette sans vomir, quand je vois tout ça, je me dis…
C’est moi qui ai gagné.
Annie ajoute:
Tu sais que dans la cuisine du Dr. Julien, il y a une immense affiche sur laquelle il est écrit: "Tu dois goûter au moins cinq bouchées de ton repas"? De lire cette affiche, il y a déjà quelques années, m'avait beaucoup soulagé.
Moi aussi j'étais full Louise Lambert-Lagacé avec mon aîné. Après tout, je l'avais allaité tous ces mois en n'ayant d'autres choix que d'y aller selon sa satiété. "Finis ton sein" étant un conseil qui s'appliquait plutôt mal.
N'empêche que malgré tout, ça me buggait de le voir rechigner sa purée de lentilles. Pourtant, je le savais en pleine santé. Je savais aussi qu'il pouvait être un très bon mangeur. Pourquoi alors est-ce que ça me venait tant me chercher? Dans mon cas: le contrôle. Il me défiait ce mioche!
Les Louise Lambert-Lagacé nous ont dit que de forcer un enfant à manger pouvait mener à l'obésité. Aux désordres alimentaires. Même aux cancers!
En réalité, quand on s'intéresse à la preuve, elle n'est pas là. La nutrition humaine est une science très peu exacte. Autrement dit, il n'y a pas de preuve claire que de finir son assiette mène directement à la boulimie. Tout comme, par ailleurs, il n'y a pas de preuves claires non plus que de ne pas finir son assiette augmente les caprices alimentaires.
Si ce n'est pas scientifique alors, ce serait quoi?
Comportemental je dirais.
Se nourrir est l'acte bioculturel par excellence, pour paraphraser Dettwyler.
D'où vient cette idée qu'il faille finir nos assiettes? Au pif, je dirais que pendant la grande majorité de l'histoire humaine, nos ancêtres ont beaucoup plus été préoccupés par ce qui manquait dans les assiettes que par ce qu'il fallait finir... Aussi, dans bien d'autres cultures que la nôtre, l'organisation du repas se fait autour d'un plat communautaire, dans lequel chacun pige à sa convenance.
Finir son assiette, c'est résolument 20e siècle.
C'est en 1917 que le congrès américain adopte le Food and Fuel Control Act qui donne l'occasion au président Hoover de promovoir au près des enfants la campagne Clean Plate. En pleine guerre mondiale, des milliers de petits écoliers américains récitront le devise suivante: “At table I’ll not leave a scrap of food upon my plate. And I’ll not eat between meals, but for supper time I’ll wait.” (À table, je ne laisserais aucune miette dans mon assiette. Je ne mangerais pas entre les repas, au souper j'attendrai).
Cette campagne visait les enfants trop petits pour comprendre la valeur de la nourriture à un moment difficile de l'histoire où plusieurs aliments étaient rationnés, comme le sucre ou la farine. Elle les encourageait à finir ce qu'on leur donnait pour économiser la nourriture.
En 1947, le président Truman créait le Clean Plate Club dans les écoles élémentaires du pays un peu pour les mêmes raisons. La nourriture se faisait plus rare. Avec le Plan Marshall, le président encourageait les Américains à consommer moins de volaille et à conserver la nourriture pour permettre de nourrir les Européens affamés.
C'était un principle noble je trouve, qui avait un sens.
Ainsi, deux générations d'Américains ont grandi avec l'idée qu'il faillait finir son assiette. Nos grand-parents. Nos belle-mères...
Mais chez nous, on ne finit pas nos assiettes.
Peut-être parce que mon chum a été obligé de finir la sienne toute son enfance. Il cachait la nourriture dans sa main ou la camouflait dans sa joue pour aller ensuite la vomir dans la toilette. Il a aussi développé une profonde aversion pour la cuisine de sa mère, qui persiste encore aujourd'hui.
Mes quatre enfants n'ont pas le même appétit, chacun d'entre eux a aussi l'appétit qui change au gré des saisons, des jours, de leur état. Ils n'aiment pas les mêmes aliments et ils mangent tous de façon différente selon le repas. Ça fait partie de qui ils sont. Dis-moi comment tu manges et je te dirai lequel de mes enfants tu es! Un seul est plus difficile, moins aventurier.
Bien sûr, je ne peux pas tout le temps combler tous leurs désirs alimentaires en même temps. Alors on établi des règles. Parce que ça me facilite quand même la vie qu'il n'y aille que trois repas par jour.
J'aime qu'ils aillent des comportements précis à table, comme celui de me remercier pour la nourriture avant même la première bouchée et celui qui veut que goûter implique cinq bouchées. Aussi leurs "caprices" ne me font pas peur et je ne cuisinerai toujours qu'un seul menu. Pour le reste, finir leur assiette n'est pas une règle que l'on a implanté chez nous.
Surtout les jours où je cuisine avec du piment thaïlandais.