vendredi 24 septembre 2010

Je t'ai raconté cette histoire, Annie?

À mon retour du demi-marathon de Montréal, j’ai dû faire un immense détour en transport en commun pour rentrer chez moi et éviter les rues barrées. J’étais fatiguée. Dans l’autobus, je m’étais assise sur un banc seul tout près d’une fenêtre. Deux arrêts plus loin, une petite vieille, vraiment vieille, genre 92 ans, tenant deux sacs d’épicerie, monte.

Plus un seul banc. Personne qui cèdait sa place. Alors je me suis levée sur mes jambes fatiguées de fille qui venait de courir 21,1 km.

-Voulez-vous vous asseoir? que je lui ai demandé.
-Vous êtes très gentille. Vraiment c’est très gentil.

Elle s’est assise tout en continuant à me dire que j’étais vraiment très gentille alors que je lui répondais que non voyons pas du tout c’était tout naturel. Elle s’est mise à fouiller dans ses sacs.

- Tenez, qu’elle m’a dit en me tendant une boîte de biscuits. C’est pour vous remercier pour la place.
- Non, je vous en prie, ce n’est pas nécessaire. C’est normal.
- Bon, a-t-elle répondu en rangeant sa boîte de biscuits.

Dès l’instant de mon refus, je me suis mise à me questionner. Elle était mignonne, la vieille. Ça lui aurait fait plaisir, j’en suis certaine que j’accepte ses biscuits. En même temps, ç’aurait été ridicule : une petite vieille de 92 ans dans l’autobus qui fait son épicerie, forcément, ça ne peut pas être très riche. Et puis, de toute façon, j’avais un repas qui m’attendait à la maison. Et puis, qu’est-ce qu’auraient dit les autres passagers si j’avais accepté les biscuits de la vieille. Ils m’auraient peut-être jugée, cru que j’étais une voleuse de petite vieille. Ah et puis, j’étais fatiguée. Vraiment trop fatiguée après tous ces kilomètres courus pour ce combat psychologique.

- Vous êtes certaine? me demande-t-elle encore,.
- Oui, oui. Je vais rejoindre mon mari et mes enfants et nous allons dîner ensemble. Autrement dit, ma petite madame, ça suffit.
- Vous avez combien d’enfants? qu’elle me demande.
- Quatre.
- C’est bien, m’a-t-elle répondu pas impressionnée du tout.

Elle a continué à me parler tout le long du trajet. Je faisais un effort surhumain pour l’écouter. Je voulais l’écouter. Je me disais que j’étais peut-être la seule personne avec qui elle parlerait aujourd’hui. Ils sont souvent si seuls nos vieux. En même, temps fatiguée, je te dis. Elle m’a raconté que ses voisins algériens avaient une petite fille de deux ans bien mignonne et est-ce que j’en avais une fille parmi mes quatre et qu’elle était allée sur Saint-Hubert faire ses courses que ça passait le temps de sortir le dimanche comme ça et regardez les fraises que j’ai trouvé à l’épicerie et la belle pizza 4,99$ pour cette belle pizza avec des ingrédients bien frais fait maison oui vraiment elle avait fait une bonne affaire.

Je faisais beaucoup d’efforts pour lui répondre. Fatiguée, je te dis. J’écoutais, je souriais le plus sincèrement du monde. J’ai acquiescé à l’excellente pizza vraiment un bon prix.

Elle s’est tue et s’est mise à fouiller encore une fois dans ses sacs.

- Tenez, qu’elle me dit. Une pizza pour votre dîner.

Bon, elle recommençait. Je lui ai fait signe que non de la tête. Vraiment très gentil mais ce n’était pas nécessaire gardez-la s’il vous plaît. Beaucoup d’effort pour lui parler. Tenace la vieille ne voulait rien comprendre. Puis j’ai commencé à voir des petits points noirs. Genre dans quelques minutes je vais m’évanouir. Je savais que je devais m’asseoir. Fatiguée, je te dis. Il me restait encore quelques arrêts avant le mien et de plus en plus de petits points noirs et les jambes de plus en plus molles. Pas pour demander à la petite vieille de me redonner ma place. Pas pour m’évanouir non plus dans l’autobus. Alors j’ai demandé au monsieur devant la petite dame de s’il vous plaît me laisser m’asseoir je ne me sens pas très bien je viens de faire de demi-marathon de Montréal et s’il vous plaît j’ai vraiment besoin de m’asseoir.

- Vous auriez dû me le dire avant, m'a dit celui qui cédait sa place en se bombant le torse.

Et la petite vieille de me tapoter la main en disant qu’il ne fallait pas céder sa place quand on n’en était pas capable. Puis elle est sortie, avec ses sacs et sa pizza, en me remerciant encore pour la place mais que vraiment je n’aurais pas dû.

J’ai ouvert la fenêtre toute grande et j’ai respiré à fond pour chasser les petits points noirs de devant mes yeux. Je me suis dit que quand j’aurais dû temps, quand je ne serai plus aussi occupée par toute ma vie, que ce serait vraiment bien de faire du bénévolat. Allez dîner avec des vieux, genre, leur tenir compagnie. Leur faire un peu de bouffe, pourquoi pas.

En titubant, je me suis rendue jusqu’à chez-moi. Impossible de trouver mes clés, trop long, j’ai sonné, mon homme a répondu. J'ai déambulé à l'aveugle jusqu’à notre chambre et je me suis écroulée sur mon lit alors qu’il faisait de plus en plus noir devant mes yeux.

- Ça va? me demande celui qui ne comprend toujours pas pourquoi je me tue à courir.
- Oui. Mais apporte-moi un grand verre d’eau. Et ce soir, je ne fais pas le souper.

On commande de la pizza.

7 commentaires:

Maman à bord a dit…

C'est tellement beau et tellement bien raconté! Je te lisais et j'ai tout vu la scène dans ma tête! Du bonbon à lire! J'ai adoré!
Merci beaucoup!

Célia a dit…

Moi aussi je pouvais voir toute la scène ! Le bus bondé, la veille dame avec ses cabas et vous, toute faible au milieu de l'allée avec les mots qui deviennent des bourdonnements.

Vous pouvez être fière de vous, Madeleine, en vous disant que malgré toute votre détresse physique, vous avez fait preuve par deux fois, de beaucoup plus de civilité que le reste du bus.

Ce qui devrait être la norme en devient donc encore plus remarquable.

Beau récit !

Joëlle Lemire a dit…

LOL! C'est du dépassement de soi ça madame!!!! Ton histoire ferait un bon sujet de comédie tellement ça se peut presque pas!

Annie a dit…

Ben moi, elle m'a trop ému ta petite dame.

Quelles genre de petites vieilles on sera Madeleine? Et on mangera quoi?

Courir pour échapper à ces pensées là, ouais. En vain.

Madeleine a dit…

Quand je prends place dans l'autobus, je me dis toujours, qu'en fait, je réserve la place d'un vieux. Et immanquablement, je la cède.

C'est vraiment un des moments dans ma vie ou j'ai le plus regretté de ne pas être plus en forme. Elle était vraiment touchante cette dame, Annie, tu as raison. Je me projetais en elle. Il y a vraiment eu une connexion entre elle et moi. Elle me bouleversait avec ses sacs et sa pizza et sa fragilité. Oui Annie, qu'est-ce qu'on va manger quand on sera vieux et seuls?

Mais bon, j'aurais mieux aimé ne pas passer proche m'évanouir. Mais j'avoue que ça fait une maudite bonne histoire.

Caroline (La Belle) a dit…

Belle histoire. J'aime la façon dont elle est racontée aussi !

J'ai juste couru 10 km au Marathon de Mtl et j'avais l'impression de me sentir comme toi en te lisant ;-)

Elle était bonne la pizza ?

Andréane la banane a dit…

Le monsieur au torse bombé, il m'énerve.
Il est gentil seulement si tu as une excellente raison; chancelante avec des sacs(même sans sacs), c'est pas une excellente raison, ça?