mardi 19 janvier 2010

Pourquoi ils ont tué le poisson?

m'a demandé mon fils de 3 ans.
C'était samedi soir. J'apprêtais une vraie belle pièce de saumon, Albi grimpé à mes côtés qui touchait la chair crue de temps à autre avec son petit index. Puis, très sérieux "Pourquoi ils ont tué le poisson?"

Je ne sais toujours pas quoi lui répondre. Sa question me renvoyant dans un abîme où s'entremêlent morale et philosophie à un moment où toutes mes réflexions sur la nourriture semblent converger et prendre sens.

Mon fils, comment voit-il ce "ils"? Comment imagine-t-il cette action de "tuer le poisson"? Mais surtout, pourquoi est-ce que l'évidence ne lui a pas sauté aux yeux? C'est-à-dire qu'ils ont tué ce poisson essentiellement et uniquement pour que tu puisses manger, Albert. Plus encore, ce poisson n'a existé que pour que tu puisses manger. Ça été l'unique objet de sa destinée.

Mais pourquoi?
Existe-t-il une position morale qui défend le fait de manger de la viande? Cette viande.

Lorsque j'ai décidé de faire du poulet haïtien, j'avais déjà fait mon épicerie de la semaine. C'était un plat qui s'ajoutait en plus de ce qui était déjà prévu. Je voulais aller à la boucherie du marché, peut-être même en profiter pour faire quelques provisions de cette si bonne viande qu'on y trouve. Mais c'est un peu loin. Ça demande un détour. J'étais fatiguée. Alors je suis allée à l'épicerie, acheter ces minuscules pilons de poulet pour trois fois rien.

Puis le repas a été chaotique, les enfants mal concentrés, les parents à bout de patience. Une recette à laquelle je pensais depuis 24 heures et pour laquelle j'ai consacré six heures de "mitonnage" nous a pris top chrono 12 minutes à ingurgiter. Un poulet pas très bon auquel je n'ai pas goûté, au fond.

Pourquoi ils ont tué le poulet Albert?
Est-ce que le coût de sa vie
était proportionnel
au plaisir qu'on a eu à le déguster?

Il y a deux semaines, je me suis fâchée après mon fils. Le grand. J'avais passé quelques heures à préparer son repas, notre repas. Il y avait du vin, du jus, une belle table. Nous étions tous ensemble, tout le temps devant nous. À peine assis devant son assiette pleine, encore cette phrase: "C'est dégeu, je ne vais pas manger". Une fois de plus, une fois de trop. La tension était horrible et ma colère a été terrible. Ouais, avec une vraie voix forte et l'obligation de goûter, absolument de force, et des larmes pour lui et une soirée terminée. Bonne nuit, bonsoir.

On choisi ses batailles, dit-on. Celle-là méritait d'être faite. Il y a quelque chose de sacré dans la nourriture. Il doit y avoir quelque chose de sacré. La nourriture ne vient pas de rien. Elle est un travail, un savoir-faire, un fruit de cette planète. Un miracle, au fond. Elle demande du temps, elle coûte des sous parce qu'elle est faite d'efforts. Mais on ne le voit plus, on ne le reconnaît plus parce qu'elle est partout, tout le temps, surabondante, gaspillable, jetable et toujours à nos ordres.

Collectivement, nous n'avons pas assez faim pour comprendre à quel point la nourriture devrait se placer au-dessus tout.

Je m'attends à ce que mes enfants soient habités par cela. Maintenant et pour toujours. Je veux manger moins de viande parce que le respect m'oblige à reconnaître le prix moral payé par les animaux qui se retrouvent dans mon assiette. Je veux savoir d'où viennent mes grains pour pouvoir remercier ceux qui les ont mis en terre. Je veux être consciente de ces cycles de vies qui nourrissent nos vies.
Je veux continuer à passer du temps
à cuisiner pour eux
parce que je les aime.

"Qu'est-ce qu'on mange?"
a demandé Ulysse samedi en me voyant préparer le repas.
Avant que je ne puisse lui répondre, j'entends la petite voix d'Albert qui lance:
"Du poisson. Mort."

6 commentaires:

glakz platakis a dit…

ouf, il est fort ton post ma belle nie

mais tellement vrai, issu de la conscience de celle qui voit, qui sait, qui vit...

Oui, manger du vivant qui est mort, rien que pour nous nourrir.

des animaux qui mettent au monde, pour qu'on prenne leur lait.

Je voyais ma chatte qui sortait son bébé malade d'en dessous d'une armoire, pour qu'on s'en occupe, pour qu'on en prenne soin, pis je me suis demandé, quelle différence ya t-il entre la chatte et la chèvre, la vahce, la truie, le cheval ?

Des endroits ou l'humain peine a travailler pour soigner l'animal, comment peuvent-ils être bons a vivre pour les animaux ?


et puis, tés, même quand on a faim, est-on plus conscient, plus habité par la vie sacrifiée ? Est ce toujours ca, déshabiller Jean pour habiller Paul ?

Le tigre qui bouffe la gazelle, est-ce qu'il rend grâce ?

Des fois, l'addition de toute cette conscience, calvaire, c'est quelque chose...

Et des fois, je vois en fin de ligne que la bouffe se ramasse a la poubelle. Pas donnée, ni même compostée, juste a la poubelle. Et ca, c'est vraiment pas drôle....


mp

Annie a dit…

Merci mp pour tes lignes.

Je ne peux pas demander au tigre d'avoir une position morale sur son alimentation. De toute façon, toute la vie de cette gazelle ne se résume pas à la viande qu'elle devient pour son prédateur. Elle a pu profiter de son propre cycle de vie, en quelque sorte.

Mais pas ce poulet. Ni ce poisson. Leur existance même, l'essence de tout ce qu'ils sont et deviendront, n'est justifiée que pour leur mort qui emplira mon assiette.

Autrement dit, leur mort a plus de valeur morale que leur vie.

Pourquoi ils ont tué le poisson?

En réflichissant à la question d'Albi je me suis demandée si c'était un luxe bourgeois d'avoir un point de vue moral sur l'alimentation?

Puis je me suis aperçue que notre alimentation repose de toute façon sur des tas d'à priori moraux. Par exemple:
- on ne mange pas de chair humaine (sauf Madeleine, parfois)
- on ne commercialise pas le lait de femme
- on ne mange pas de viande canine ou féline, du moins dans cette culture
- ...

Depuis, je prends le problème de façon inverse. Dans l'état actuel de notre rapport au Vivant (plantes, Terre, animaux, semblables), le véritable luxe, la véritable décadence, ne serait-elle pas de ne pas avoir de position morale sur notre rapport avec ce/ceux qui nous nourrissent?

Ce luxe là, je ne me le permets plus.

Jean Lapalme a dit…

Très beau billet.
Tu dis :"Peut-être n'avons nous pas assez faim pour apprécier la nourriture". Pas sûr. Quand t'as trop faim tu es juste intéressé à remplir le vide au dedans de toi!
Peut-être que c'est de temps que nous manquons cruellement ... et encore. Ce n'est pas tant que nous manquons de temps; c'est que nous ne nous en donnons pas.
Si je m'en fie à l'expérience que j'en aie, dans une société développée où la nourriture est accessible, du moins en quantité, il y a deux circonstances permettent la "goutaison"
La première est celle de la conscience, celle que tu soulèves ou encore la conscinece d'une recherche de bien-être: il me semble que c'est ce que le Dr. Richard Béliveau essaie de faire.
La deuxième est celle de produits extrêmement frais et/ou apprêtés avec une dose d'amour exceptionnellle.
J'ai souvenir de repas élaborés à partir de légumes fraîchement cuellis de mon jardin qui ont fait que, dès la première bouchée, ma blonde et moi, nous nous sommes regardés et exclamés: WOW!

La Mère Michèle a dit…

J'en ai eu les frissons...

C'est tellement VRAI...

J'ai parfois ce genre de commentaires aussi ici, et je leur dit toujours en gros semblablement à toi: pensez à tout ce qu'il a fallu de sacrifice pour que vous puissiez manger, survivre un autre 24h en privilégiées de la vie. Pensez à ceux qui se coucheront ce soir avec le ventre vide, ou mals nourris. Pensez à tout le bien qu'apportera à votre organisme une nourriture bien apprêtée et de bonne qualité, nullement comparable à ce que vous auriez eu envie idéalement, visiblement.

etc.

"Collectivement, nous n'avons pas assez faim pour comprendre à quel point la nourriture devrait se placer au-dessus tout."

"et puis, tés, même quand on a faim, est-on plus conscient, plus habité par la vie sacrifiée ?"

Je crois que oui, la faim valorise le sacrifice.

Je crois qu'effectivement, nous n'avons plus jamais faim de nos jours.

La faim de l'âme également, est salutaire dans l'acte de manger. On ne doit pas manger n'importe quoi, on ne doit pas manger pour se bourrer, par ennui, etc... Toutes leçons qui se perdent et qui créent les problèmes que nous vivons socialement en rapport à l'alimentation.

Madeleine a dit…

Oui le respect, oui la conscience, du moment qu'on ne croit pas que le respect ou la conscience se manifestent de la même façon pour tous. Ainsi, les discours bienpensants sur le bio, sur le végé, sur l'écolo, sur le produit de terroir, sur la jouissance gustative me lassent parfois (même souvent). C'est-à-dire que je ne crois pas que ce respect, cette conscience de la nourriture passent nécessairement par des gestes qui se mesurent concrètement d'une façon ou d'une autre. Et je ne crois surtout pas que ce respect et cette conscience s'achètent.

Je dirais comme MP, pour moi, c'est le gaspillage qui me tue. Gaspiller cette carcasse de dinde, comme tu le disais si bien, peu importe que cette carcasse soit bio ou non. Ma plus grande satisfaction et ma plus grande fierté ne vient pas de l'agneau bio que je me suis déplacée pour acheter, elle vient de ce frigo que j'ai bien vidé, jusqu'au dernier bout de céleri. Elle vient de ces restes que je mange même quand je n'en ai plus envie.

En même temps, tous les gestes qui nous aident à stimuler cette conscience, ce respect, sont bons: cultiver son jardin, acheter bio, cuisiner local, apprêter des plats avec soin. Mais aucun ne devrait être élevé en standard.

Et pour ce qui est des enfants, je continuerai toujours à stimuler leur conscience en sachant bien que rien ne vaut l'expérience directe. Je me souviendrai toujours de mon premier appart et de mon premier frigo vide. Et je me souviendrai toujours de l'immense sentiment de sécurité que j'avais ressenti lorsque j'avais rempli ce frigo de bouffe achetée en spécial au IGA du coin. Depuis cet instant, mon rapport à la nourriture n'a plus jamais été le même...

Annie a dit…

Quand je parle de faim, je n'en parle pas au sens littéral, mais bien au sens de *manque* collectif qui fait par exemple que les fraises ont infiniment plus de valeur parce qu'elles viennent d'ici et qu'elles y sont seulement de la fin juin au début septembre.

Aujourd'hui, les fraises sont là tout le temps. À 2,99$ le paquet cette semaine chez l'épicier! Pauvre ou riche, heille on en a t'y de la chance, on peut se payer de la fraise à l'année.

En ce sens, le manque ou plutôt *l'attente* collective fait qu'on savoure mieux, plus. J'en veux pour preuve ces rites autours de la chasse dans toutes les sociétés primitives (remercier l'animal, le protéger, le respecter...). D'où vient cette conscience du primitif?

N'est-ce pas le film Food inc qui s'ouvre à peu près sur ces paroles: "Il n'y a plus de saison dans les supermarchés américains." Tout se désincarne alors. Plus rien n'est d'ici, tout pourrait l'être, tout à notre service en tout temps et peu importe les conséquences. Le gaspillage commence là, non?

Ce qui me fait dire qu'il est au contraire plus que temps que d'autres standards soient élevés. Après tout, on laisse bien le gouvernement élever les siens en décidant des priorités alimentaires et des politiques agricoles.

La "sécurité alimentaire" trouvée au IGA n'est qu'un mirage au moment où il risque fort de ne plus rester une seule cristie de ferme familiale au Québec d'ici 10 ans.

La nourriture est à nos ordres et on s'aperçoit à peine du massacre que ça cause.

Pourtant, tout le pouvoir qu'on a.